Jester était assis tranquillement contre la souche d'un arbre lorsque Maël rouvrit les yeux. Il avait l'air calme, et, lorsqu'il vit que Maël était réveillé, son air ne trahit pas la moindre surprise. Lui laissant le temps de reprendre doucement ses esprits, il se leva, tendit la main à Maël pour l'aider à se relever, puis lui demanda de le suivre. Autour de Maël, le monde était étrange. Bien que la voûte ne soit pas visible, elle existait incontestablement, et, dans ce monde où chaque plante luisait, projetant la lumière permettant aux autres de vivre, dans ce monde où chaque être vivait grâce aux autres, Jester ne semblait finalement plus si étrange. La luminosité rendait ses cheveux beaucoup plus pale, au point qu'on aurait pu croire qu'il était blond, mais était suffisamment douce pour ne pas se refléter sur ses dents, et ainsi, garder dans l'ombre la dentition en dents de scie de l'Arlequin. Sa tenue, même, bien que toujours étrange, semblait harmonieuse avec le reste du décor. Finalement, après quelques minutes de marches, la silhouette d'un homme se mit au milieu du passage.

"Identifiez vous."



Reconnaissant Jester, l'homme, qui aurait sans doute pu écraser Jester simplement en lui tombant dessus, s'écarta en saluant respectueusement. Derrière la colline qu'ils venaient de passer, Jester s'arrêta un instant, pour que Maël admire ce qu'il voyait. Dans les arbres semblait avoir été taillé, non, semblait exister, d'elle même, une cité dont les rues étaient ornées de guirlandes de lampion, et où de nombreuses personnes vaquaient à leurs occupations. Se remettant en marche, l'Arlequin sourit. Il était fier de cet endroit, et, en tant que Chef officieux des Fils de Tobias, il était fier de ceux qui y vivaient. Mais il n'oubliait pas ses responsabilités.

Sitôt arrivé dans la Ville, Jester salua respectueusement tous les Fils de Tobias qu'il rencontrait, et bavarda gentiment avec chaque Réfugié qu'il croisait. Certains présentaient des caractéristiques physiques étranges, se matérialisant le plus souvent sous la forme de cristaux de couleur étrange sortant de leur corps, mais tous semblaient parfaitement sains d'esprit. Ces civilités ralentirent cependant légèrement les deux hommes, et il leur fallut une dizaine de minutes pour arriver à un bâtiment de bois blanc. Sans perdre un instant, Jester commença à monter les volées de marche menant au quatrième étage, puis salua une jeune femme, assise a coté d'une porte, d'une voix douce et étrangement basse, comme s'il ne voulait pas faire trop de bruit.



"Enchanté de faire votre connaissance, Monsieur Denwall. Je vous prie d'excuser le fait qu'elle soit endormi, Jester ne m'avait pas prévenu qu'il partait rencontrer quelqu'un qui aurait pu vouloir la rencontrer. Vous pouvez entrer, si vous me promettez de ne pas la réveiller... La petite est toujours aussi fatiguée. Sa fugue l'a épuisée, et... Son esprit la met à mal, vous savez, et je prévoyais de la renvoyer à ses parents d'ici deux jours, le temps que son état se stabilise." Répondit sur le même ton la jeune femme, assez mignonne, vêtue très simplement et sa chevelure brune coiffée d'une queue de cheval.

S'exclama Sey, toujours aussi doucement, même s'il était parfaitement conscient que Maël ne l'écoutait plus depuis longtemps.

Lorsque ce dernier revint, Lisa reprit la parole.

"Pourquoi ne pas manger un morceau, le temps qu'elle se réveille ? Jester va vous montrer les cuisines, si vous êtes d'accord."

Si depuis mon "réveil" je m'étais pincé à chaque fois que j'ai cru halluciner, j'aurais les bras plus bleu encore que ceux d'un junkie...
Mais même dans mes rêves les plus fous, jamais je n'aurais pu créer d'univers aussi magnifique et aussi inquiétant tout à la fois. Si Hitchcock avait revisité Neverland, le résultat aurait pu ressembler à cette cité : Des lampions bariolés contre l'obscurité de la forêt, révélant sous leurs lumières joyeuses des individus difformes...
Bordel, qu'est-ce que ces gens ont donc subit ?

J'emboite le pas de Jester qui -contrairement à moi- semble parfaitement à l'aise dans ce monde. Tandis qu'il salut quelques personnes, je fais de mon mieux pour ne pas me transformer en girouette et me concentrer plutôt sur l'architecture des lieux.
C'est alors que mon regard croise celui d'une femme qui me dévisage avec curiosité, braquant sur moi ces deux grands yeux verts. Enfin, plutôt SON œil vert. En lieu et place du second, une roche verdâtre reflète les lueurs de la bougie la plus proche. Je réalise bientôt que trois autres personnes font de même. Dans ces bois, avec ma démarche gauche et mon costume sombre, c'est moi la bête curieuse...

Après avoir grimpé une volée de marche et sans même me laisser souffler, Jester s'empresse de me présenter à une jeune femme. Salutations formelles... Un peu trop militaire peut-être, mais la dame ne s'en formalise pas et me gratifie d'un sourire doux avant de s'écarter et de m'ouvrir la porte avec une infinie précaution.
Cette dernière grince dans son chambranle, mais heureusement pas suffisamment pour réveiller la petite profondément endormie.

Isabelle est bien là. Blottie dans des draps bleu pâle, les joues rougies par le sommeil. Sa poitrine se soulève au rythme de sa respiration calme et paisible. Même le hurlement du bois n'aura pas suffi à la tirer de ses rêves. A pas de loup -du moins aussi silencieusement que peut me permettre ma carcasse-, je m'approche du lit et pose doucement ma main sur son front brulant.
L'arlequin n'a pas menti. Ils ont pris soin d'elle, comme en témoigne le bol et l'assiette laissés sur le bord de la table de nuit. Je reste quelques minutes à ses côtés, à surveiller son souffle. Un poids s'est envolé de ma conscience, j'ai l'impression de respirer à nouveau. Isabelle est bien vivante et en bonne santé.
Rassuré, je décide de ne pas l'ennuyer d'avantage et regagne le couloir dans un silence quasi religieux.

"-Pourquoi ne pas manger un morceau, le temps qu'elle se réveille ? Jester va vous montrer les cuisines, si vous êtes d'accord."

"-Et bien... Avec plaisir. Je n'ai pas vraiment faim mais je ne suis pas contre une petite visite. Je repasserai un peu plus tard. En attendant, si jamais il se passe quoi que ce soit avec la gamine, prévenez-moi tout de suite."
Par réflexe, j'ai failli lui laisser ma carte... Quel con.

De nouveau j'emboite le pas de mon guide touristique improvisé. Peut-être est-ce lié au soulagement de voir Isabelle saine et sauve, ou bien à l'ambiance de cet endroit qui rend son apparence moins saugrenue, mais je le trouve soudain bien plus sympathique.
"-Plutôt adorable cette Lisa... "

Alors que nous nous dirigeons vers ce qui semble être un grand réfectoire taillé à même la souche d'un gigantesque chêne, je jette un œil aux personnes qui s'affairent tout autour. Si certains ne semblent pas souffrir de mutation, d'autres ont des parties entières du corps parasitées par cette étrange roche translucide.

"-Dites-moi... Jester, c'est ça ? Si je comprends bien, les rescapés que l'on trouve ici sont ceux qui n'ont pas réagi au sérum c'est ça ? Dans ce cas, où se trouvent ceux pour lesquels l'expérience a été un succès ? Et ceux qui sont devenus fous ?"

A travers les fenêtres ovoïdes des cuisines, j'aperçois un homme qui découpe une large pièce de viande à l'aide des cristaux recouvrant sa main droite et une grande partie de son bras. Cette vision me soulève le cœur.

"-Ces gens... Peut-on les soigner ?"

"-Plutôt adorable cette Lisa... "




Sur ces paroles énigmatiques, prononcées d'un ton assez étrange, réussissant par miracle à se situer entre la tristesse et la joie, sans qu'aucune des deux n'annule l'autre, Jester ouvrit grand les portes du réfectoire. Un grand sourire sur le visage, il salua d'un rapide signe de tête tous ceux qui les regardaient. Tout en écoutant les questions de Maël, il se dirige vers une table avec quelques places libres. Il pose les bonnes questions, mais 'reste à savoir s'il saura en accepter les réponses... S'asseyant, il attendit qu'une serveuse assez jeune passe leur demander ce qu'ils voulaient manger, commandant, de son coté, un steak tartare, pour enfin répondre aux questions de Maël. Il avait perdu son air supérieur, et semblait, cette fois, sincèrement concerné, blessé par ce qu'il allait dire.

Tandis qu'elle dépose devant Jester son repas, j'interpelle à mon tour la serveuse.

- Juste un café serré s'il vous plait.

Et la voici repartie en cuisine tout sourire, emportant avec elle son plateau d'argent et quelques couverts sales. Un peu plus loin, un groupe joue bruyamment aux cartes en riant tandis que d'autres dinent tranquillement. Effectivement, en les voyant ainsi on ne pourrait se douter de ce qu'ils ont vécu tant ils semblent mener une vie quasiment normale. Certes loin de la civilisation, loin des gens ordinaires mais simple et confortable.

- J'imagine qu'on s'habitue à tout...

La jeune femme ne tarde pas à revenir, une tasse brulante à la main. Je la remercie brièvement et trempe avidement mes lèvres dans le breuvage. Du jus de chaussette. Je ne m'attendais pas à gouter du Blue-Mountain, mais les fameux agents n'y connaissent pas grand chose en Arabicas. Enfin, c'est toujours mieux que rien. A défaut d'une cigarette, il suffira bien pour me donner une contenance et m'occuper les mains.

-Je ne pense pas vouloir les voir pour le moment... Non pas que cela m'effraie, mais j'ai déjà pas mal de choses nouvelles à assimiler. Encore d'avantage, et je crois que je perds définitivement la boule. Remarquez, au moins ce serait l'endroit pour.

A propos... Je ne vois pas le rapport entre cet endroit et Isabelle. Quel est le lien entre un génie et un camp de réfugiés ? Et surtout... Quel intérêt présente les humains pour vous, pourquoi vouloir ainsi les protéger ? Je ne remets pas en question votre altruisme, mais personnellement à votre place les humains seraient certainement la dernière chose dont je me soucierais. A moins que les enjeux de leur survie soient de taille.

Où peut-être est-ce en rapport avec cette Lisa... Mais ça, je le garde pour moi.

Isabelle… une princesse à la tête de la lutte pour l’évolution de l’humanité?  L’acquisition de la liberté ne serait-elle donc pas une simple recherche en soi, mais bien une révolution guidée par une icône ?
Vouloir rendre à l’humanité sa liberté… Son libre arbitre… Pourquoi pas. Après tout, si j’apprécie tant les enfants, n’est-ce pas parce qu’ils sont eux même la quintessence de cette liberté ? Des humains véritables, sans les marques laissées par les chaines de la vie en société,  sans les cicatrices de l’éducation, du conformisme…  Ils incarnent tout ce que nous ne sommes plus : Des êtres humains dénués de tout lien.

-Je dois admettre que je me suis toujours interrogé sur le devenir d’un homme adulte n’ayant pas été soumis aux affres du communautarisme. A quoi ressemblerait l’humain à l’état de nature ? A une bête sauvage muée par ses instincts primaires ? Ou bien à un être pur capable d’autogestion et au potentiel illimité…

Que deviendrait l’homme sans barrière ? Certainement une créature soumise à ses pulsions dans un premier temps, mais ensuite ? Une fois celles-ci satisfaites, une fois un certain équilibre trouvé, que deviendrait-il ? Ne resterait-il qu’un grand singe violent et égoïste ou aspirait-il enfin à autre chose ?
Après tout, on n’estime les enfants cruels qu’en se basant sur des références non-objectives, sur nos propres standards faussés par notre façonnage. En réalité, un enfant agit seulement par envie, sans songer aux conséquences de son acte. Il fait ce que lui dicte sa véritable nature humaine, il agit librement...
Putain Maël tu t’écoutes ? Si ton supérieur d’il y a quelques années t’avait entendu ainsi prôner l’anarchie, tu te serais pris une mandale à t’en décoller les dents…

-Votre but est louable mais ressemble d’avantage à une utopie qu’à un véritable projet.  J’ignore comment vous comptez vous y prendre mais si vous souhaitez faire tomber les gouvernements, ce n’est certainement pas avec la poignée de personnes ici présente, ni la petite –tout génie soit-elle- que vous y parviendrez. Du moins dans l’immédiat...  

Je repose l’huile de vidange dans sa soucoupe opale. Je viens de me souvenir de quelque chose. Un détail. Un tout petit détail…

-A vrai dire, je ne comprends pas vraiment pourquoi vous me révélez tout cela. J’imagine que vous avez bien conscience que les gens au pouvoir sont mes employeurs … Même si je suis loin, très loin d’approuver toutes leurs méthodes, ce sont eux qui me permettent de manger, de dormir au chaud et de poser tranquillement mon cul devant la télé tous les soirs. En somme, je suis un fonctionnaire plutôt ordinaire… Je ne comprends pas ce que je fais dans l’équation et je me doute que vous ne m’avez certainement pas conduit jusqu’ici simplement pour me laisser ramener Isabelle chez ses parents dans quelques jours… Qu’attendez-vous de moi au juste ?

Jester sourit. Maël faisait des pauses, avant de reprendre la parole, et cela lui laissait tout le loisir de finir de manger... Décidément, cet homme était intelligent. Sans nul doute, c'était un être précieux à la cause, peu importe la cause qu'il servait. Mais il était docile. Trop, beaucoup trop, pour se rebeller contre ses maitres, quels qu'ils soient, simplement parce qu'il n'était pas d'accord. Trop pour risquer sa vie, sa carrière, une part de lui, pour protéger ses valeurs. Cependant, Jester ne pensait pas qu'il s'était trompé. Il se demandait juste... Quel genre de bête sauvage il allait réveiller.

Il a raison… Bordel, il a entièrement raison. Jester ne s’est pas contenté de deviner ce que j’avais enfoui tout au fond du crâne, il est parvenu à formuler les questions que je n’avais jamais osé me poser. A me faire regarder en face une vérité dont je me détournais.

Depuis combien de temps est-ce que ce boulot n’a plus de sens pour moi ? Depuis combien d’années je m’échine à accomplir fidèlement mon devoir sans le moindre résultat ou presque, sans la moindre gratitude... Pour quoi est-ce que je me bats encore ? Ce n’est pas comme si je projetais d’avoir une famille ou de devenir riche, je n’ai jamais eu d’autre ambition que de servir et protéger et je prends conscience seulement maintenant que je suis à la solde de maîtres ingrats et cruels. Que j'ai passé ma vie à combattre des moulins à vent.

Qu’attends-tu encore de ton existence au juste Maël ? Seul ton travail compte, et encore on t’empêche de le faire convenablement. Ma carrière patauge et je passe désormais plus de temps derrière mon bureau à tenter de trouver un compromis pour ne froisser aucun politique à chaque action plutôt qu’à protéger les gosses. Est-ce que je compte vraiment me satisfaire de ça jusqu’à la fin de mes jours ? Accepter docilement mon chèque et fermer ma gueule tout en sachant pertinemment que tout ce que j’ai entrepris ce mois sera défait le lendemain ? Que rien n’aura changé ?

Il n’est plus question de savoir si ma vie actuelle vaut plus que celle que l’on m’offre alors, mais bien de savoir si elle vaut encore tout court la peine d’être vécue…

Partir en voyage… Découvrir –ou plutôt redécouvrir- ce dont l’humanité est capable... Et ce que d'autres accomplissent. Plus seulement les choses que l’on me rapporte au quotidien, ou les horreurs auxquelles je suis confronté mais voir ce que le genre humain a à offrir dans son entier. Peut-être alors ne serais-je plus saisi par ce frisson macabre chaque fois que j’effleure la crosse de mon flingue…

Je touille pensivement mon fond de café froid.

-Un « pèlerinage » hein ? Je ne sais pas... Il y a tous mes proches à prévenir. Il faudrait que j’avertisse mes collègues, tous mes amis,  ma famille… Envoyer des avis à tout le monde, informer mes supérieurs, prévenir mon bailleur...
Plus sérieusement, je suis prêt à partir dès demain.

Jester sourit en se reculant dans son siège. Maël avait accepté de tester un pèlerinage avec lui, et voir tout ce qu'il pouvait en tirer. En réalité qu'il accepte ou non de venir en aide aux Fils de Tobias, à terme, changeait peu de choses. Certes, il était le Roi Conquérant qui protégerait la Princesse, mais qu'il rejoigne ou non la Guilde... Il changerait au cours de ce voyage, et, considérant l'endroit d'où il partait, il s'améliorerait forcément. Qu'il retourne ou non à la société après cela, il serait alors un Humain accompli, et agirait en tant que tel. Jester était fier. L'humanité n'était pas, bien sur, sauvé, mais... Un pas avait été fait.

En parlant de pas, il restait à organiser le voyage. Un tour par le Village d'Askaär était bien sur indispensable, mais il convenait aussi de faire rencontrer à Maël toutes les Humanités. Y compris celles abritées au creux de donjons, ayant fui leur gouvernement, ou simplement par caprice... Ainsi, presque tous les lieux de ce monde seraient à explorer. Et, bien sur, le Temple Céleste... Là... Maël pourrait...



Tombant presque de sa chaise de surprise, l'Arlequin ne se retint qu'au dernier moment à la chaise de son voisin gauche, qui le regarda avec un air étonné, avant qu'Isabelle ne le serre dans ses bras, après avoir couru jusqu'à lui depuis l'entrée, ses pieds nus claquant contre le sol de bois. Lisa passa la porte à son tour en souriant, et vint s'asseoir a coté de Maël, radieuse.







"Allons, Isabelle, ne t'en fais pas, c'est leur travail. Je vais commander à manger, veux tu que je te ramène quelque chose ?"

"Juste un jus de pamplemousse, merci."

"Jester, mon grand, je crois qu'on t'a perdu. Heureusement que Monsieur Maël est beaucoup moins excentrique que toi..." Soupira Lisa, un grand sourire aux lèvres, avant de partir commander.

Jester soupira à son tour, l'air abattu, pendant que Lisa s'asseyait a son coté droit, souriant de toutes ses dents.

Quel soulagement de voir la gamine sur ses deux pieds, souriante par dessus le marché ! Isabelle a l'air en forme, bien plus même que sur les photos qui nous avaient été transmises par ses parents. Lisa aussi d'ailleurs. Je vais finir par croire que c'est tout simplement l'air de cette forêt qui leur fait du bien.

-Bonjour ma grande. Ne t'en fais pas, les ennuis nous maintiennent en forme. Et puis, tu vas bien, c'est tout ce qui compte. Tu ne chercheras pas tes baskets au fait, j'en ai une à la maison. Si c'était un plan pour que ta mère t'en achète une nouvelle paire, je dois dire que c'était bien joué ! En attendant si tu veux, on mettra deux bottins au fond et je te prêterais les miennes.

Elle sourit de toutes ses dents, d'un sourire parfait digne d'une campagne publicitaire pour du dentifrice. Plus tard cette gamine crèvera bien des cœurs, c'est certain. Tout pendant que Lisa prend la commande de cette dernière, j'assiste à la débâcle de Jester dans la lutte pour attirer son attention.

"Jester, mon grand, je crois qu'on t'a perdu. Heureusement que Monsieur Maël est beaucoup moins excentrique que toi..."
J’acquière silencieusement en hochant la tête et attends qu'elle ait fait quelques pas en direction de la cuisine avant de me tourner vers l'arlequin.

- Et c'est depuis ce jour que l'on dit qu'un éléphant "se" trompe énormément.

Je ne voulais pas la décevoir, mais il n'était pas question de laisser le type qui vient enfin de me paraitre sympathique faire un four tout seul. Solidarité masculine oblige. Pauvre Elisabeth... Si son intellect est aussi développé qu'on le dit, en ce moment même elle doit être particulièrement consternée par ce qu'elle entend. Je n'ose pas même lui jeter un regard... Je profite plutôt de l'escapade aux cuisines de Lisa pour interroger mon futur compagnon de voyage.
- Dites moi Jester, qui est Lisa pour vous ? Votre soeur c'est ça ?

Jester releva les yeux, qu'il avait baissé peu après avoir commencé son histoire, et il souriait tristement. Une expression qui le faisait vraiment paraître humain.

J'écoute attentivement le long récit de Jester jusqu'à ce qu'il s'interrompt de lui-même, un sourire infiniment triste sur les lèvres. Ce n'est pas vraiment une histoire joyeuse... Formidable, j'ai encore trouvé moyen de mettre les pieds dans le plat. For-mi-dable ! On devrait définitivement m'interdire d'essayer de faire la conversation.
Lisa se pointe dès cette dernière achevée, un verre pour Isabelle dans les mains et un autre pour elle. Le timing est si parfait qu'il y a de fortes chances qu'elle ait entendu et attendu la fin de l'histoire pour revenir. Une délicate attention, mais je n'en attendais pas moins de la part d'une femme qui a choisi la douce flagrance du chèvrefeuille comme parfum.

Pendant que l'Arlequin observe Lisa qui s'installe à mes côtés, je le dévisage et m'interroge... A quel point une telle vie d'errance peut-elle vous transformer ?
Aussi, quelques petits détails ne "match" pas dans son histoire avec les choses racontées plus tôt... Pourquoi avoir laissé l'argent ainsi longuement accumulé ? Oh, les considérations morales sont évidentes pour nous autres prétendument humains, mais pour une créature qui dit n'avoir aucune motivation à proprement parlé, je le trouve bien attaché à sauver les apparences devant la petite Lisa...
Je lui ressortirai ça plus tard. A notre première engueulade sans doute, qui ne tardera surement pas.

Je jette un coup d'œil réflexe à ma montre avant de me rappeler qu'elle été brisée dans l'accident et qu'il il ne reste à mon poignet plus qu'un bracelet de cuir et un morceau de plexiglas rayé. Alors je me contorsionne pour apercevoir dans la salle une pendule ou jeter un coup d'oeil indiscret au cadran d'un voisin. En vain... Si l'idée me prenais un jour d'ouvrir une concession Rolex, ce n'est certainement pas ici que je m'implanterais. Ces gens semblent vivre sans horloge.

-Ma grande, si tu as quelque chose à faire encore ici tu devrais le faire maintenant. Nous n'allons sans doute plus tarder. Tes parents doivent toujours se ronger les ongles jusqu’au sang.

D'ailleurs... Rentrer pourquoi pas, mais comment ? Je doute de l'existence d'une ligne de tramway ou d'un axe rapide dans le coin. Au moment où je m'apprête à interroger Lisa sur l'endroit précis où nous nous trouvons et sur la direction du chemin du retour, un tintement familier me coupe la chique.

Un peu plus loin, des cloches résonnent.

Jester se tendit soudain. Le son de la cloche résonnait dans l'air, et plus personne n'osait dire un mot, ou même faire le moindre bruit. Ne souriant plus du tout, l'Arlequin se releva, fit un signe à Lisa, et ordonna à Maël de le suivre. Dès qu'ils sortirent du réfectoire, le bruit leur parvint. Tous les habitants se ruaient dans le bâtiment le plus proche ou chez eux, afin de s'abriter, même si aucune menace n'était visible. Jester, avançant tranquillement, dans la cohue, comme s'il était hors de tout cela, et Maël le suivit. Après quelques instants, ils arrivèrent devant le bâtiment d'où provenait le son de cloche, et l'Arlequin se retourna.


Jester marmonna quelque chose que Maël ne comprit pas, mais qui étaient en fait des excuses, et, quelques instants plus tard, la porte du bâtiment explosa, laissant une femme, torse nu, son corps, en dessous du bassin, déformée jusqu'à ne plus ressembler à rien d'autre qu'un tas de chair purulente. Des appendices squelettiques sortaient des cotés de ce qui avait été ses jambes, et, à eux quatre, ils maintenaient la créature à quelques trois mètres du sol. Ces "pieds" aboutissaient en un squelette de main, dont les doigts auraient été allongés et taillés pour devenir des serpes, s'enfonçant dans le sol à chaque pas. Ses bras portaient, sur l'extérieur, des cristaux d'un rouge sanguin, incroyablement acérés, et formant des dents de scie, et son visage... Elle n'avait plus de nez, et sa bouche s'étendait jusqu'à ses oreilles. Ses yeux, perdus derrière une chevelure rousse bouclée qui avait du être belle, n'étaient plus que des orbites vides, au fond desquels se nichaient deux cristaux en forme de coeur.

Elle ouvrit la bouche en levant la tête, montrant ainsi une surprenante aptitude à pouvoir ouvrir ses machoires à 180°, et des dents plus pointues encore que celles de Jester, puis hurla de toutes ses forces. Ce hurlement fut suffisant pour soulever un nuage de poussière que l'Arlequin dissipa d'un geste, puis elle prit la parole, d'une voix horriblement déformée, perdue entre le gargouillement et le hurlement de douleur. Ne faisant aucun effort pour articuler, ses paroles furent perdues dans un nouveau hurlement, et elle se jeta en avant.

- Jester ? Jester bon sang qu’est ce qu’il se passe ?!

Il m’avait ignoré d’un bout à l’autre de l’avenue, ne prêtant pas même attention aux gens qui partaient se cacher en courant. Quant à Lisa je n’avais pas même eu le temps de me lever que déjà elle avait attrapé la petite par la main et avaient toute deux filées hors du réfectoire en quelques secondes.
Je crois que je comprends désormais pourquoi ces gens fuyaient…

Une abomination. Un véritable cauchemar…  A la vue de cette créature décharnée, mon cœur se soulève.  Un long frisson glacé court le long de mon échine. Je fais quelque pas en arrière tandis que celle qui fut jadis humaine  se dresse de toute sa hauteur, dévoilant à la lumière des lampions un visage ravagé.  La vision des chairs putrides tout comme l’odeur qui s’en dégage est insoutenable.  Mes jambes flageolent et je dois faire appel à toute ma volonté pour rester debout. C’est alors qu’elle pousse un cri. Un hurlement affreux qui dresse tous mes poils au garde à vous.  Puis dans un épouvantable concert de craquement, elle se met en marche. Droit dans ma direction.

Semblable à ceux d’un pantin désarticulés -ou plutôt à ceux d'une immonde marionnette d'araignée-, ses pas sont raides, saccadés… Ce monstre semble tout droit sorti d’un film d’horreur. Sous mon crâne tout est blanc, complètement vide.  Ma raison est anesthésiée. Je suis incapable de bouger, de parler, de penser...

La créature ne cesse de gémir son charabia en approchant toujours. Elle dépasse l’Arlequin, ne semble pas même remarquer sa présence et se dresse sur ses membres monstrueux.  Elle scrute de ses orbites vides les villageois qui n’ont pas encore eu le temps de fuir et dans un geste presque obscène, passe sa longue langue sur ses dents effilées.  Elle s’agite. Ses griffes creusent la terre plus profondément tandis qu’elle s’élance soudainement dans l’avenue en criant. C’est alors qu’ un formidable coup de tonnerre éclate et elle s’immobilise.

Une odeur de poudre… Quelqu’un a tiré. Bordel mes doigts sont engourdis... Non attendez, J’AI tiré ! Comme soudainement tiré d’un profond sommeil, je reprends enfin  mes esprits. Mon MK.25 bien calé dans mes mains qui ne tremblent plus, j’ai mis en joue la créature. Ma balle a ricochée contre l’une de ses pattes squelettiques.  Si cela ne semble pas l’avoir blessé, ça l’a suffisamment chatouillé pour  l’interrompre. Sans pour autant se retourner, elle tord son cou jusqu’à m’apercevoir.  La gardant bien dans mon viseur, je guette le moindre de ses mouvements, l’index crispé sur la gâchette.
Dans quelle merde me suis-je encore fourré ?

La Chose se retourna, ne cessant de cliqueter. Jester, quant à lui, agitait frénétiquement ses doigts pour les échauffer, au cas où il doive intervenir, et se tenait ramassé, accroupi, ne faisant plus que la moitié de sa taille normale. Maël n'avait probablement aucune chance, seul, mais s'il parvenait à protéger la ville de cette créature pendant quelques minutes, alors le Peuple aurait confiance en son Roi. Suffisamment pour l'instant, en tout cas. Mais... Peut être n'avait il même pas les capacités de faire ça. En fait, il aurait pu, s'il affrontait une créature haineuse, déchainée, avec le même pouvoir que celle là, mais... Elle n'était pas en colère, elle était effrayée. Jester avait souvent parlé avec elle, et il savait exactement ce qu'il se passait. Elle avait peur parce qu'elle ressentait la présence d'Isabelle, et ressentait le fait que Maël allait la ramener, ne serait ce que pour un temps.

C'était un miracle que ce soit la seule dans cet état et que l'Arlequin n'ait pas a affronter toutes les expériences en même temps.

Sur cette pensée, Jester se remit à regarder le combat.

La Bête fonça en avant, quitte à s'écraser par terre, mais deux de ses pattes attrapèrent chacune une jambe de Maël, et elle l'attira jusqu'à elle, tête en bas. Avant de le laisser préparer une contre attaque, elle le gifla plusieurs fois de ses bras, avec une puissance telle qu'il en lâcha son arme, puis le jeta contre un mur. Avec une vitesse surhumaine, l'Arlequin glissa sous la créature pour récupérer le MK.25 de son Roi, puis, d'un bond, Jester intercepta la trajectoire de Maël pour le sauver d'un choc qui l'aurait sans doute tué, puis le redéposa au sol.


Jester ne souriait pas, ne regardait même pas Maël, trop occupé à observer la créature, qui, prise d'une nouvelle crise, hurlait à briser les tympans de n'importe qui dans la zone. Une protection adromique empêchait ceux de Maël d'être affectés au delà du seuil de douleur. C'était évident. Sans Jester, il n'aurait pas pu l'affronter. C'était normal, après tout. Amber-231 était une Demie Déesse, et Maël n'était pour l'instant qu'un humain. Pourtant, immobiliser les parties inférieures de 231 n'allait pas être compliqué. Le vrai combat commencerait après.

Si je m’attendais à ça… J’étais déjà  secoué, mais là elle a bien décollé la pulpe du fond. Des mouches dansent devant mes yeux tandis que je retrouve par je ne sais quelle opération la terre ferme. Un ignoble gout métallique envahi ma bouche. Est-ce qu’elle m’a pété le nez ? Je dois m’ébrouer comme un vieux chien pour reprendre un peu mes esprits et retrouver mon équilibre. Un filet de sang dégouline sur mon menton. Ouais, elle m’a surement pété le nez...  Pas le temps de vérifier, Jester me colle déjà de nouveau mon pistolet  entre les mains.

-Putain Jester, c’est pas le moment de péter les plombs ! Je ne suis qu'un humain, vous vous souvenez ? Comment voulez-vous que je face le poids contre... Contre ça ?!

Malheureusement, il a toute sa tête. Et elle est aussi dure que la mienne… Il semble bien décidé à ne pas intervenir dans ce combat. A quoi est-ce qu’il joue ? Ce con va finir par nous faire tuer !

De nouveau la créature hurle. Un cri qui hantera certainement mes cauchemars pendant les décennies à venir si je m’en sors. Elle se redresse et  sa chevelure rousse dévoile un visage torturé. Elle… Pleure ?

Pas le temps de m’apitoyer. J’avise la cloche entendue plus tôt et tire de nouveau.  La balle fait tinter l’acier dans un fracas formidable qui fait aussitôt retourner la créature. Je sais, on a vu plus spectaculaire comme diversion, mais on fait avec ce que l’on a… Je me précipite derrière le bâtiment le plus proche avant de me plaquer contre la palissade. Une fois hors de son champ de vision, je me faufile derrière les arbres, le plus discrètement possible. Un nouveau coup d’œil et je découvre que Jester a filé lui aussi. La bête quant à elle, est déjà sur ma trace.

Immobiliser ses pattes… Comment faire ? Viser les articulations… Là où le squelette est plus fragile.  Si j’ai une chance, une toute petite chance, c’est celle-ci. Des balles standards ne suffiront pas. Si je vise une seule de ses pattes, les dégâts seront minimes, elle pourra toujours se maintenir en équilibre sur les trois autres. Ce sont les quatre que je dois toucher en même temps. Peut-être qu’avec une  « Burst » … ?

Je plonge la main au fond de mon holster pour en ressortir deux balles aux embouts vermeilles. Seulement deux… Autant dire que je n’ai droit qu’à un seul essai. Je n’ai encore jamais utilisé ces munitions sur autre chose que des mannequins, j’ignore les effets qu’elles peuvent avoir sur un organisme. Je ne peux prévoir que le pire… Pardon ma grande, une fois de plus tu seras une expérience.

Je me penche doucement hors de mon  abri. La créature est tout près désormais. Loin d’être folle ou déchainée,  elle est méthodique dans ses recherches. Elle balaye de ses grands bras tout ce qui gêne son champ de vision avant d’inspecter une autre cachette potentielle.  Terrifiant. Avec un flair de limier, elle serait absolument redoutable.

Alors son regard croise le mien et ses pattes se mettent en mouvement dans un cliquetis infernal. Quelques mètres seulement nous séparent encore, mais  je ne peux pas tirer… pas encore. J’attends l’instant précis où deux de ses pattes seront parfaitement alignées…  Cet instant-là !

Elle n’est qu’à quelques pas lorsque je tire enfin. Lorsqu’elle atteint sa cible, la balle explose dans une  déflagration dont le souffle me propulse en arrière. Le souffle chaud me contraint de fermer les yeux. Pendant quelques précieuses secondes, je suis aveugle…

Maël se comportait comme un idiot. Du moins, comme un roi idiot, et le monde en avait eu bien assez comme ça. Cependant, Jester savait qu'il ne disparaitrait pas dans la nature, même si l'idée lui avait sans doute effleuré l'esprit. Levant les bras, il traça quelques formes ésotériques dans l'air, et la Créature sembla se focaliser sur Maël alors que sa nature l'aurait poussée à détruire l'entièreté de la ville. Cela fait, il bondit à une hauteur impossible, et atterrit sur la balustrade d'un escalier tournant autour d'un tronc pour aboutir à un étage supérieur, où quelques Cristallisés regardaient la scène, l'air terrifié.


Jester s'était exprimé d'une voix calme et avec un sourire rassurant, mais l'effet fut immédiat. Un Cristallisé se mit à courir en direction des Hauteurs afin de répandre la nouvelle, et un autre descendit les escaliers si vite qu'il tomba, et, bien qu'un de ses Cristaux se soit cassé dans l'action, il se releva aussitôt et repartit dans un bâtiment voisin. Le Roi était arrivé. La Princesse serait sauvée, et la Prophétie pourrait s'accomplir.

Jester lui même ne savait rien de cette Prophétie, mais il savait que c'était le seul moyen de maintenir l'Humanité comme espèce. Et il était prêt à tout pour cela. Et, quoi que ce soit, si cela devait affirmer la suprématie de la race humaine ou des cristallisés... Il n'aurait qu'à changer de camp, avec Maël, Isabelle et Lisa a ses cotés, s'il le fallait. Mais, plus probablement, du peu qu'il comprenait de la Prophétie, elle avait surtout trait à la Libération des Cristaux et la Tolérance Divine. Un joli programme, mais les Prophéties n'étaient pas démagogues. C'était simplement un résumé des faits, et les Fous étaient de toutes façons bien trop perdus en eux mêmes et en ce monde qu'il leur était impossible de mentir.

Sur ces sinistres pensées, il rapporta son attention sur le combat. Maël venait de tirer une balle, apparemment explosive, vu la sphère flamboyante qui s'éleva un instant autour de la zone, et Jester réprima un juron. Cet abruti... Il lui avait dit de frapper dans le bas du corps, dans la chair, soit dans ce qu'il restait de ses jambes. Mais cet idiot préférait lui faire exploser les appendices et la bruler au second, si ce n'est au troisième degré. En effet, Maël incarnait bien l'humanité, et était digne d'être son roi... Il n'écoutait rien, surtout pas un conseil qui pouvait lui sauver la vie, mais réussissait parfaitement ce qu'il voulait faire, parce que sa Volonté était pure, non morcelée par une Société tyrannique ou injuste. Pour l'instant, en tout cas. Et cela ne dérangeait aucunement Maël, au contraire... tant que l'Humanité ne blessait pas ses frères.

Là, Maël venait de condamner une mourante à des souffrances beaucoup plus intenses. Et rien ne pouvait plus énerver Jester. Avant que l'explosion ne se dissipe, et que les gens, que ce soit Maël, ou l'ensemble des Cristallisés, retrouve la vue, il sauta de son perchoir, atterrit à coté d'Amber, ralentit le temps autour d'eux, et lui caressa les cheveux lorsqu'elle se tourna vers lui. Comprenant qu'il n'avait aucune intention nocive envers elle, elle tendit la main dans sa direction, et Jester la lui prit, avant d'orienter son second bras vers les articulations détruites de la Créature. En un instant, elles se reformèrent, et les brulures disparurent, puis Jester, soucieux du destin de Maël, appuya sur un point sensible, au dos de ce qui avait été la jambe gauche de la jeune femme, et ses appendices cessèrent immédiatement de s'agiter.

D'une dernière caresse apaisante, Jester rassura la Créature. Mieux valait qu'elle soit relativement plus calme pour affronter Maël. Et en parlant de ça. Sortant de l'explosion, Jester se transforma en une souris verte, sans pour autant laisser le temps reprendre son cours, et grimpa sur l'épaule de Maël.




Cette fois, et malgré sa forme assez ridicule, Jester s'était exprimé d'une voix sèche. Dès qu'il eut fini, il regrimpa sur la balustrade où il se trouvait un instant plus tôt, et se retransforma, comme si rien ne s'était passé.

Il lui restait a voir si Maël saurait maintenant affronter Amber, qui se mettait déjà en position de défense, présentant les cristaux sur ses bras à l'adversaire qui lui faisait face.

-Mes conneries ? Et bien la prochaine fois, tu n’auras qu’à me filer le manuel qui va avec l’opération  journée portes ouvertes à l’asile …

Bon sang, qu’est-ce qu’il imaginait ? Que j’ai pris option "cassage d’expérience dégénérée" en première ?  Que j’ai eu le choix entre ça et une langue étrangère qui ne me servira jamais ?« Hey prépare toi bien, il parait que l’exam est chaud. L’année dernière le sujet c’était l’apocalypse zombie. J’espère que nous on aura les mutants nucléaires !»  Tss… Blázen.

Bon, je ne vais pas cracher dans la soupe non plus… Sans son intervention j’y serais déjà certainement passé. Peut-être plus d’une fois même. Mais merde, il pourrait être un peu moins exigeant pour un premier exercice…

Neutraliser cette créature sans la blesser hein ? Bon, au moins elle ne bouge plus comme un pantin désarticulé, ainsi elle me parait infiniment moins dangereuse. Et… beaucoup plus humaine. Je retrouve un semblant de lucidité et m’attarde à la contempler pendant que je relègue ma dernière Burst dans ma poche. Si elle n’est pas apaisée, elle semble tout de même plus calme. Du moins, plus concentrée et un peu moins démente. Tout au fond de ses orbites noires luisent deux cristaux, là où deux yeux –surement clairs à en croire sa chevelure- ont jadis brillé. Des yeux dans lesquels se sont certainement perdu des amants, des parents, peut-être même des enfants…
 
Cette femme a déjà tant perdu, je ne peux pas la faire souffrir d’avantage. Comment faire ? La neutraliser serait certainement facile, détruire les cristaux de ses membres supérieurs ne nécessiterait probablement que quelques balles… Mais qui sait combien cela peut être douloureux ? Ils font certainement partie intégrante de son corps. Me voilà dans l’impasse. Et Jester m’a bien dit de ne pas la blesser. Ah, et aussi que l’on me regardait...

C’est alors que je lève les yeux et constate qu’effectivement, je suis observé. Nombreux sont les visages qui se penchent par-dessus les fenêtres et les balcons pour m’apercevoir…  Moi qui déteste être sous les feux de la rampe, me voilà servi. J’ai même toujours pris soin de ne tenir personne au courant des moments importants de ma vie, juste au cas où j’échouais. Pour passer mes éventuelles erreurs sous silence : Mon permis de conduire, l’entrée à l’école de police, mon presque-mariage avec Régina... Cette fois-ci si je me plante, ça ne restera pas en privé. Ils attendent que je fasse quelque chose, mais surement pas que je mette à mort ou blesse sauvagement l’un des leurs…

Un dernier regard à la pauvre créature estropiée, et je baisse doucement mon arme.

-Écoute ma grande, je crois que nous sommes partis du mauvais pied tous les deux.( Et c’est l’euphémisme du siècle…) Je ne sais pas si tu peux me comprendre, mais Jester m’a dit qu’il vous parlait parfois alors… Alors j’espère que tu pourras m’entendre moi aussi.
Il m’a parlé d’une phrase qui vous tient à cœur. Une prophétie… Quelque chose qui a un rapport avec la petite Isabelle, c’est ça ? Votre princesse. Et bien mon but c’est de veiller sur elle, de la protéger du mieux que je peux. Je crois que nous sommes du même côté. Alors j’aimerais ne pas avoir à vous blesser d’avantage, ni toi, ni aucun des tiens. Si tu parviens à te calmer, à te reprendre, personne n’aura à souffrir encore.

Il faut être cinglé pour tenter de raisonner un fou… Mais qui ne tente rien n’a rien, pas vrai ?

Maël avait des chances non nulles de réussir. En fait, Jester était plutôt satisfait du tour que prenaient les choses. Le Roi, malgré son statut de Conquérant, s'arrogeait une place au sommet en tant que Démocrate. Et ses arguments étaient suffisamment bons pour calmer un Fou, sans doute. Un instant, il faillit fermer les yeux. L'instant qu'il fallut à Amber pour hurler et se jeter sur Maël, ses membres inférieurs reprenant soudainement vie, toutes dents dehors, ses bras en croix devant elle pour lui infliger le plus de dommage. Mais, alors même qu'elle le jetait au sol, Jester intervint. D'un coup de pied latéral dans le cou, il la renvoya au loin et elle sembla rester bloquée dans une bulle cyan. L'Arlequin avait fait de son mieux pour ne pas blesser sévèrement la créature, mais il n'avait plus eu le choix et avait du prendre le risque de lui faire mal. Planant a quelques mètres du sol, là où s'était tenue Amber, il regarda autour de lui, puis plongea a son tour dans la bulle.

Quelques instants, de plus en plus longs, plus tard, Jester ressortit, et le brouhaha autour de la rue où s'était déroulé le combat était incroyablement dense. Amber n'avait pas encore quitté la bulle, mais Jester recommença à planer, pour se mettre juste au centre de la rue, et reprendre la parole. Quelque chose avait merdé. Quelque chose, à un niveau ou à un autre. Ce n'était pas Maël, ce n'était pas lui... Elle avait semblé apaisée, mais soudainement, elle l'avait attaqué de toutes ses forces... Quelque chose n'allait pas du tout, et l'Arlequin avait, pour la première fois, vraiment peur de perdre le contrôle.

"Mesdames et messieurs, je vous prie d'excuser le débordement qui vient d'avoir lieu. Maël vous a prouvé sa noblesse d'âme, et Amber a réagi par peur de voir la Princesse quitter la ville, mais ce n'est rien d'autre. Je vous prie de retourner chez vous, je vais calmer Amber et la raccompagner à ses appartements...
"

Mais cela ne fit aucunement taire le murmure. Au contraire, il sembla s'amplifier, de plus en plus, et finalement, une voix, la voix d'un homme apparemment imposant, traversa le brouhaha.

"Amber, une de nos Oracles, ne voit pas en lui notre Roi ! Ce n'est qu'un Menteur et un Usurpateur !"

"MORT AU FAUX ROI !"

"Je le refuse. Son titre de Roi est une erreur, mais cela ne suffit pas à condamner à mort un homme comme lui." Reprit la voix puissante, et son possesseur sortit de l'ombre.

Il aurait pu passer pour un homme normal. Cela était presque sur, en fait, tant son corps était dépourvu de cristaux... Il semblait sans âge, tant son crane rasé, ses yeux perçants et ses traits étaient un mélange de classe racée et de simplicité. Il était vêtu d'une toge blanche, et il fit un pas de plus dans la lumière. Ce qui révéla ses cristaux. Deux grandes ailes de cristal noir sortaient de ses épaules, et, dès qu'elles furent en lumière, le silence retomba sur la ville.

"Nous t'écoutons, Sylf. Que proposes tu pour vérifier s'il est le vrai Roi ?"

"Qu'il parcoure le monde a tes cotés, qu'il revienne, une couronne d'épines sur le front, et m'affronte. Alors, si je dois m'effondrer face à lui, je le reconnaitrais comme notre roi. Et Cristallisés et Fous ne pourront que tomber d'accord avec moi. J'ai parlé."



"Bien sûr, bien sûr. La princesse passe avant tout."

Lentement, les gens commencèrent à quitter la place, sans que Jester ou Sylf ne détournent le regard de l'autre. Même si rien n'en faisait des ennemis, et qu'ils étaient arrivés à un consensus sans avoir besoin de chercher très loin, une certaine tension entre eux était indéniable, et c'est Jester qui finit par briser l'échange de regards en se retournant.